Ben voilà. Encore toute seule au milieu de rien. Les cailloux et les marmottons se moquent de moi ? Nananère. J’men fiche de toute façon. Ils croient peut-être que je suis une petite râleuse vaine et idiote. Et bien ils m’ont confondue avec ma sœur Mariette. Parce qu’en fait, c’est moi qui les ai tous roulés dans la myrtille… et c’est le cas de le dire.
Parce que j’ai peut-être pas l’air très maline ni très douée pour les énigmes, mais j’ai le sens des priorités. Et la priorité, surtout à la fin de l’été, c’est MANGER ! Et s’il y a bien un terrain où je suis imbattable, c’est le rapt de nourriture. Bon, là je n’ai pas de touriste à portée de patte. Mais vous croyez vraiment que je suis venue m’enterrer dans le Valgaudemar pour m’entendre dire qu’un vieil ours grincheux jouait de la flute à des tromignons il y a des lustres ? Vous me connaissez mal.
C’est que le Valgaudemar, c’est farci de tout ce que la montagne fait de meilleur, à commencer par les myrtilles. Oh, ben ça alors, il y en a plein partout ! C’est vraiment le hasard, hein ? Et ben non. Je suis venue exprès pour me goinfrer avant l’automne, et autant vous dire que je ne vais pas faire dans la dentelle. Schgrumph.
Ce que je préfère dans la myrtille, c’est la couleur. Ça peut paraître gênant, mais c’est très pratique. Le pillage, c’est une vocation, je vous dis. Petite, quand je vidais les réserves que maman cachait dans le terrier, je passais des heures à m’essuyer les pattes pour ne pas qu’elle remarque que je m’en étais mis partout. Mais le violet ça colle aux poils et c’est impossible à enlever. Du coup, j’ai pris l’habitude d’en garder une petite poignée que j’écrasais sur Mariette sans qu’elle le voit. Je me laissais prendre, et je disais que c’était Mariette qui m’avait données des myrtilles, mais que je savais pas où elle les avait trouvées, et que j’étais gentille et que j’aurais pas osé faire une chose pareille parce que je suis la cadette, etc. Un petit regard mouillé, et le tour était joué. Héhéhé. Des heures de satisfaction sadique… suivies d’un peu de course à pattes pour éviter de me faire attraper par ma grande sœur chérie.
Il y a la framboise aussi. C’est plus discret, et puis c’est surtout moins long à cueillir. Il y en a moins que de myrtilles, et d’ordinaire il faut se battre un peu pour avoir les meilleures. Mais quand la marmotte non avertie se remue les fesses pour chiper les framboises à sa voisine, moi je me contente d’attendre et de regarder.
C’est que j’ai mes petits secrets de voleuse hors pair. Je me cache dans un fourré, à côté des framboisiers que je convoite, je siffle au renard, et je remue pour faire croire qu’il est tout près. Une fois que tous mes camarades sont partis se cacher, je me goinfre en rigolant. Je vous avais dit que j’étais la marmotte la plus rusée de tous les temps. En tout cas pour ce qui est de manger.
Seuls soucis : les touristes et les renards. Les touristes c’est le pire, vu qu’ils mangent tout ce qu’ils trouvent et qu’ils ne nous en laissent jamais. Mais parce qu’il n’est pas dit qu’un touriste sera plus malin qu’une marmotte affamée, j’ai trouvé la parade. Avec quelques copines marmottes, on a fait courir le bruit que des renards malades faisaient pipi sur les myrtilles et les framboises, et qu’on tombait malade du foie si on en mangeait. Bingo ! C’est peureux le touriste, et aussitôt après il a arrêté de bâfrer toutes nos myrtilles. Héhé ! La classe, hein ? Le hic, c’est que c’est idiots de renards malades font vraiment pipi sur les myrtilles… le monde est parfois trop injuste.
En tout cas, pour aujourd’hui, j’ai ce qu’il faut pour me réconforter. Au menu, groseilles. Grrrouah ! C’est l’attaque de la groseille sauvage… avec moi dans le rôle de la sauvage, et la groseille dans le rôle de la victime.
– Tu m’en laisseras bien un peu ?
– Et puis quoi encore ? Quand j’ai besoin de toi contre les pirates, y’a plus personne, et il faudrait que je partage mes groseilles? Tu pousses un peu loin Cochonne.
– Je suis ton amie imaginaire, et je suis comme tu m’as faite… un peu comme toi : peureuse mais prête à tout pour un bout de saucisson ou de myrtille.
– Hmmm… ouais… j’ai pas vraiment besoin que tu me fasses la morale à moi-même.
– Je peux aussi m’en aller et te laisser discuter avec tes amis les cailloux… ou rester à manger des groseilles en se moquant des marmottons.
– … C’est bon, t’as gagné. De toute façon, je ne pourrai pas tout manger toute seule.
L’embêtant avec moi, c’est que je me connais trop bien.